Jérémie Beyou : "Ma mémoire cherche à donner du sens à ce que j'ai vécu"

22 février 2017

 

Vendée Globe 2016 - Maître CoQ - Jérémie Beyou : "Ma mémoire cherche à donner du sens à ce que j'ai vécu"

Quinze jours après son arrivée aux Sables d’Olonne, Jérémie Beyou avait déjà repris l’entraînement en Figaro. Une reprise express tandis que les souvenirs de sa 3e place dans le 8e Vendée Globe n’ont pas encore trouvé leur juste place dans son esprit. Interview.

Comment vas-tu ? As-tu repris la préparation physique ?

Jérémie Beyou : « Je suis comme tous les marins qui sortent d’un Vendée Globe : je suis un peu malade, j’attrape tout ce qui traîne. Deux mois et demi en mer affaiblissent nos défenses immunitaires, qui ne sont pas sollicitées en mer, et il nous faut du temps pour nous remettre dans les conditions de la vie terrienne. Pour digérer plus vite le Vendée Globe, j’ai entrepris une grande session de cryothérapie au Cryopole Lorient. C’est efficace pour la récupération et la remise en forme. Effacer les traces d’un tour du monde en solitaire n’est pas simple : il y a d’autres courses dures, mais celle-ci est longue. Et, si tu y mets de l’intensité, tu en sors exténué. »

Avec le recul, quel est le sentiment qui domine parmi ceux que tu as vécus ?

JB : « Il se passe un phénomène assez étrange, qui explique que j’ai du mal à partager mes sentiments et mes émotions : j’ai l’impression de ne pas avoir fait le Vendée Globe. Je pense que j’ai vécu des choses extrêmement intenses, mais je n’ai pas vraiment de souvenirs… ou alors ils sont encore enfouis dans mon inconscient… Ma mémoire ne fonctionne pas comme le disque dur d’un ordinateur. Je la vois plutôt comme une matière mouvante qui ne retient pas tout, je dois peut-être lui laisser un peu de temps, qu’elle cherche à donner du sens à ce que j’ai vécu, pour que l’ensemble corresponde plus à ce qui s’est passé. J’ai vécu deux mois durs, puissants et riches en émotions, je sais que ça va revenir et que je vais retrouver des images : le cerveau construit son souvenir en gardant les bons moments. »

Il te manque d’en parler, pour prendre la pleine mesure de ce que tu as vécu ?

JB : « Au final, je n’en ai pas raconté grand-chose. D’abord parce que je n’avais pas de moyens de communication, puis aussi parce que je n’ai pas eu énormément d’occasions d’en parler en vacation, ce qui n’était pas simple puisque je devais sortir sur le pont pour passer mes appels. Je n’ai pas montré ce que j’ai vécu. J’ai fait cinq heures de vidéo, que je n’ai jamais pu partager, et j’ai besoin de les visionner et de les travailler avec mes équipes pour en sortir une histoire. Ça sera le meilleur moyen, je pense, pour me remettre en mémoire les choses que j’ai vécues en mer. »

Ressens-tu que ce tour du monde réussi t’a fait changer ?

JB : « Le Vendée Globe se mérite ; cette course ne se donne pas comme cela, il faut aller la chercher ! J’ai découvert un truc de fou où, chaque jour, il y a des challenges à relever en prenant sur soi car rien n’est gratuit. C’est démentiel ! Ce Vendée Globe m’a changé, c’est sûr. J’ai grandi ! »

Le scénario de ta course – lié à tes problèmes d’électronique qui t’ont empêché de recevoir et d’émettre – a créé une frustration ?

JB : « J’ai été contraint de mettre la course entre parenthèses à cause de mes problèmes techniques, en quelque sorte, et je ne m’étais pas préparé mentalement à ça. J’avais des clés pour anticiper certaines situations, comme la survenance d’un gros problème qui m’aurait contraint à l’abandon, ou la grosse erreur météo qui m’aurait empêché d’être dans le coup sportivement. Je n’avais pas préparé le cas de figure que j’ai vécu, à savoir l’impossibilité de me concentrer pendant deux mois et demi sur la course, pour me focaliser sur la technique. J’ai été un peu pris au dépourvu, il m’a fallu gérer et ça n’a pas été facile. »

Qu’est-ce qui te fait dire que tu n’as pas vécu une course : tu termines 3e ?

JB : « Je n’ai pas navigué comme je le fais habituellement. Sans informations météo, j’avais une problématique d’anticipation, de visualisation de mes trajectoires à moyen et long terme. J’ai vécu à court terme avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, à me demander ce qu’allait me réserver encore la journée du lendemain. C’est exactement ce qu’on vit sur la Solitaire du Figaro, puisqu’on ne marche qu’avec la météo qu’on a préparée avant le départ et les bulletins de sécurité de l’organisation, mais une étape de la Solitaire ne dure que trois jours. Là, ça a duré 78 jours, c’est usant. »

Au point de ne pas apprécier ta performance ?

JB : « Ah non ! Je suis très satisfait d’avoir su tirer mon épingle du jeu et, au bout du compte, je suis très heureux de ma troisième place. Et puis j’ai fait corps avec mon bateau, au point de ne faire qu’un avec lui. Mais j’ai couru en étant partagé entre le fait de ne pas prendre de risques, ce qui est rassurant, et le constat que ce n’est pas comme ça qu’on gagne des places. Je choisissais des routes statistiques avec des pourcentages de risque très réduits. Du coup, il manque quelque chose, qui tient au sel de la course. Choisir, attaquer, prendre des risques et assumer ses responsabilités, c’est ça, la compétition. Quand tu commences ta carrière en Figaro, tu suis les meilleurs puis, à un moment, tu t’en affranchis et tu assumes tes choix. J’ai plutôt été dans la position du suiveur au cours de ce Vendée Globe, ce qui n’est plus trop dans mes habitudes… »

Est-ce qu’il reste alors des souvenirs de ton arrivée ?

JB : « Après ce run de vitesse à quelques milles de l’arrivée – ce que c’était bon, d’aller à nouveau vite ! -, il a fallu gérer le passage de la ligne d’arrivée, parce qu’il était hors de question de la rater, puis l’arrivée de tout ce monde sur l’eau, les semi-rigides qui se bousculaient, les remous et, d’un coup, une fois la ligne franchie, tu te laisses un peu aller, tu libères ta joie… et tu changes un peu de monde. L’équipe technique monte à bord, prend la barre et les écoutes et te dit de ne plus rien faire. C’est cool mais, à choisir, le marin que je suis préférerait presque mener le bateau jusqu’au ponton. J’aurais aimé rouler ma voile d’avant tout seul (il rit). »

Puis il y a eu ce chenal…

JB : « On ne se rend pas compte, quand on est seul sur son bateau et quasiment coupé du retour de la terre, de l’engouement et de la portée de l’événement. Les gens que tu appelles te disent que tu fais un truc de barge, mais ce ne sont que deux ou trois personnes. Dans le chenal, tu réalises qu’il y avait du monde pour te porter, jusqu’à venir au milieu de la nuit par zéro degré. Là, tu réalises non pas la portée de ce que tu as fait – ça reste du sport -, mais la portée de l’événement, qui est hors normes. Ce n’est pas que ma prestation, c’est toute l’histoire de ce Vendée Globe qui est saluée, et ce que chacun apporte à son tour. Cette remontée du chenal était très chouette et très rassurante. Et un tout petit peu frustrante : c’est à la fois court et long, j’avais envie de parler aux personnes qui avaient eu la gentillesse de venir suivre mon arrivée. »

Tu as terminé 3e de ce Vendée Globe mais, en mai, tu avais déjà gagné la transat New York-Vendée (les Sables d’Olonne). Quelle année, non ?

JB : « Cette année efface les saisons blanches. Je vais prendre du recul, mais je pense que j’ai gagné énormément. Il va falloir un peu en profiter. »

Quel regard portes-tu sur la trajectoire qui t’a mené de l’Optimist entre les cailloux de la baie de Morlaix à un Vendée Globe en IMOCA60 ?

JB : « C’est toujours difficile de regarder le chemin que tu as tracé, mais c’est intéressant de regarder celui des autres, notamment celui d’Armel. Je n’ai pas envie de parler de moi pour ça : j’ai quarante ans, il en a 39, on a commencé tous les deux en Optimist, on devait avoir 8 et 9 ans dans la baie de Morlaix. On se retrouvait un coup à Carantec, un coup à Saint-Pol ou à Roscoff, on faisait les entraînements en commun, puis on arpentait les plans d’eau le dimanche pour des compétitions départementales et régionales d’abord, nationales ensuite. Armel (Le Cléac’h) a gagné deux Solitaire du Figaro, la Transat anglaise (the bakerly Transat) et il vient de gagner le Vendée Globe. (il rit) C’est une trajectoire de fou ! Je n’oublie pas les copains d’il y a trente ans. Et, jamais je n’ai dû oser imaginer, à 8 ou 9 ans, que je me retrouverais un jour à devoir raconter ma 3e place dans le Vendée Globe… Je pense que nous pouvons être fiers de ce que nous avons réalisé. Nous devons aussi prendre conscience que nous sommes très chanceux de vivre de cette passion qui nous habite depuis près de 40 ans. Armel, moi et quelques autres sommes des privilégiés. J’essaie de goûter ces privilèges dans leur pleine mesure, aujourd’hui. »